On va enfin se revoir. Savions nous le faire ?

Pour ce 17e traité (1), la psychanalyste clinicienne saumuroise se pose la question du retour à la vie normale : Nous ne pouvons plus nous voir, ou nous ne savions pas nous voir ?

« Nous ne pouvons rien faire, ni voir personne ! », « Le vaccin va enfin nous permettre de rencontrer à nouveau les autres ! ». Deux phrases clés qui circulent sans cesse. Pourtant, combien de personnes sont réellement concernées par le fait de ne voir personne ? Les personnes en télétravail qui vivent seules et sans enfants, oui ! Les couples en télétravail qui ne s’entendent plus, oui ! Car il faut au moins être bloqué chez soi en télétravail pour ne pas convenir de se revoir, à moins de 10km, en journée entre 7h et 18h30 !

Des conditions différentes

Pourtant les personnes qui souffrent réellement de ne voir personne sont bien plus nombreuses que celles indiquées. Alors qui d’autres ? Les jeunes retraités, libres en journée, valides, mobiles, qui malgré de nombreux appels téléphoniques ne parviennent pas à convaincre leurs connaissances de sortir et de se revoir. Oui ! La crainte du Covid explique leur refus, certainement, mais pas seulement. Des professionnels qui sont très peu en télétravail, qui donc se rendent dans leur espace collectif professionnel auprès de leurs collègues, au contact de leurs clients, expriment qu’ils ressentent eux aussi une solitude du lien. Des couples qui s’entendent, le manifestent aussi, ils sont libres de sortir, et pourtant ils ne sortent pas, faute d’avoir l’envie de…

Était-il interdit de se voir ?

C’est pourquoi nous devons nous interroger afin de savoir de quoi nous parlons vraiment, avant que la levée du couvre-feu nous fasse oublier ce dont on peut avoir conscience à travers ces réactions. Nous pouvons cette fois-ci avoir conscience de notre problème, partagé par d’autres, dans ce contexte particulier qui nous aide à le deviner. Nous parlons du manque de lien, certes, mais comment, de quelles manières, en manquons-nous ? Quelles places avons-nous données, ou pas, aux autres dans nos vies, pour que la possibilité de les voir de 8h à 18h30 nous donne l’impression de ne pas pouvoir les voir ?

Des manques

Physiquement on peut les voir, nous pouvons être en présentiel (quand nous ne sommes pas retenus par un télé-travail seul chez soi), mais ils n’en font pas la démarche ou nous-mêmes n’en faisons pas la démarche. Comme si la réalité du présentiel, l’autre à voir, l’autre à entendre, l’autre à toucher ne nous intéressaient plus autant, alors qu’au début du confinement nous avons entendu les plaintes causées par la soudaineté de l’interdiction des rencontres physiques. Quand nous ne sommes pas dans un contexte sanitaire, quand nous avons beaucoup d’occasions d’être en relation avec les autres, malgré tout, nous ne voyons pas les autres tels qu’ils sont, mais à partir de ce que nous sommes, ou plus exactement à partir de ce que nous avons l’habitude d’être. Nous ne voyons que ce que nous sommes préparés à voir, de la manière dont nous avons l’habitude de voir.
Ainsi l’autre n’est jamais livré à notre regard. Et ce, y compris si l’autre est un proche. Avoir l’autre sous le regard n’est pas savoir ce que l’autre est et vit. On peut alors aisément comprendre que ces autres que l’on ne voit plus, brutalement (contexte sanitaire oblige) nous en avons manqué au début du temps de la privation. Tellement habitués que nous sommes à nous attendre à les voir tels qu’on les imagine, ne plus les voir rompait avec nos habitudes de s’attendre à les voir. Par la suite, ils nous ont bien moins manqués, puisqu’il nous est resté en mémoire d’eux des perceptions, les nôtres et non la particularité de ce qu’ils sont vraiment intérieurement.

Tourbillon de la rencontre

Par conséquent, quand on a aujourd’hui le sentiment de ne pouvoir voir personne, ce n’est pas une impossibilité à l’être dont on parle, mais on exprime confusément cette impression de ne pas avoir vraiment été en contact avec les autres avant cette crise. L’autre occupait notre temps, mais ce qu’il est n’a pas été assez appréhendé avant et nous fait défaut maintenant comme moteur pour aller le retrouver. Si le regard est bien l’un des moyens par lequel nous percevons l’autre, regarder n’équivaut pourtant pas à une simple saisie par les sens de la vue et de l’ouïe. Voir l’autre n’équivaut pas à l’évaluer et encore moins à l’évaluer sur l’impression qu’il nous donne à partir de son apparence et de son discours audible. Voir un être humain, si c’est ne pas le limiter ni le réduire jamais à ce qu’il nous montre, c’est aussi d’emblée prendre conscience du fait qu’au-delà de ce qui se présente, ce qui le constitue s’y dérobe sans pour autant cesser d’être là (Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception). Garder à l’esprit cette conscience que l’autre est toujours au-delà de ce que nous en voyons, donne envie d’aller à la rencontre de l’autre, puisqu’il y a encore quelque chose à appréhender. L’avoir sous les yeux est possible, mais tout ne nous y est pas dévoilé. Toutes les dimensions de la personne sont là, devant moi, mais elles m’échappent.

Un paradoxe

Notre empressement à dire « on ne peut voir personne », « le contexte ne favorise pas les rencontres », « si on ne peut faire aucune activité avec les autres, on est empêché de les voir », peut alors s’expliquer. Même si nous avons une amplitude horaire pour nous voir, du fait que nous nous sommes fabriqués l’illusion de la connaissance de l’autre par ce que nous avions vu et entendu de lui, nous avons la désagréable surprise de ressentir que nos souvenirs de lui ne nous permettent pas de nous sentir en lien avec lui. Plus étonnant encore, notre absence de motivation à nous revoir quand les horaires le permettent. Moins on se voit moins, moins on a l’élan de se voir. L’explication à cela n’est pas à chercher du côté d’une régression causée par le fait de rester chez soi plus souvent qu’avant. Rester chez nous ne provoque pas une régression au sens psychanalytique du terme, car une régression est un retour affectif à un stade antérieur de notre développement. Ce stade nous y restons du fait qu’il nous procure une sécurité, un contentement. Ores dans nos plaintes, nous ne sommes pas contentés par cette absence de rencontre. Le paradoxe de souffrir en même temps du manque de liens aux autres et de l’absence d’envie de se voir dans les délais largement autorisés, s’explique bien mieux par le fait que nos précédentes expériences en présentiel nous ont fait rater la rencontre de l’autre et que c’est malheureusement cette rencontre à renouveler qui aurait dû aujourd’hui nous donner l’élan coûte que coûte d’organiser des retrouvailles dans les heures imparties. Nos perceptions-souvenirs de l’autre, à la fois nous laisse un vide de la rencontre, un vide dont nous n’avions pas conscience lorsque nous pouvions re-confirmer nos perceptions par le présentiel, et à la fois causent une absence de stimulation, une absence d’envie d’y retourner si nous ne comprenons pas qu’il est bien au-delà de nos perceptions.

Si donc un premier article avait mis en évidence la chance que nous a donnée le virus du Covid de faire consciemment attention à l’autre, aujourd’hui que le vaccin est vécu comme un droit de re-voir l’autre, essayons de nous donner la chance de le rencontrer bien plus que de le voir.