Refuser le confinement et laisser partir les plus faibles ?

Yolande Mille, psychanalyste clinicienne à Saumur, pose la question du refus de confiner et de ses dommages collatéraux (problèmes psy, violences aux enfants, indépendants aux chômage). Ce choix conduirait aussi à laisser partir les plus fragiles d’entre nous. Comment pourrions-nous l’assumer consciemment ?

Certains gouvernements étrangers ont laissé comprendre qu’ils n’étaient plus à même de soutenir financièrement un re-confinement.

Le gouvernement français, lui aussi, est face au même dilemme, à une double mission :

  • veiller à l’avenir économique d’une nation
  • maintenir les conditions de santé psychologiques et physiques de ses membres

Les conséquences d’un re-confinement seront encore plus importantes que celles du premier. Les violences faites aux enfants, les violences conjugales, les fermetures définitives des entreprises qui ne pourront être sauvées, la disparition économique d’un certain nombre de professionnels indépendants de proximité et des artisans locaux, vont sans doute augmenter si un re-confinement revient. Ce qui, en toute logique, encourage tous à se détourner de cette direction. Mais, ne nous y trompons pas, le souci hautement légitime d’éviter ces catastrophes humaines, nous conduit au risque de devoir assumer une autre perte humaine : le départ des plus faibles. Il ne s’agit pas ici de savoir si cela est bien ou mal, mais de nous demander comment l’assumerons-nous ? Il ne s’agit pas de simuler des enjeux moraux, car cette conséquence est ai-delà de ce qui est bien ou mal.

Morale, éthique, engagement

Ce n’est pas uniquement en tant que professionnelle de santé que cette réflexion me semble énonçable. C’est aussi comme dépositaire d’un parcours universitaire en philosophie, qui m’a conduite à travailler sur les confusions que nous faisons très souvent. La confusion se trouve entre quatre sphères : la morale, l’éthique et l’engagement au bien d’autrui.

Ces quatre sphères sont fondamentales dans les champs du politique et du social. On oublie trop souvent qu’elles ne sont pas limitées à leurs implications dans les milieux du soin, de la recherche et de la professionnalisation des aidants. Ce qui change beaucoup de choses. Il ne s’agit pas de penser savoir ce qui est moral ou immoral dans la perte des plus vulnérables. D’une part parce que le bien et le mal sont quantifiables, ce sont des valeurs. A partir de quel taux de létalité devons-nous considérer que le refus du confinement est immoral ? On voit bien que le problème ne peut se poser ainsi.

Le bien et le mal

On peut encore accepter qu’il nous faille une croyance culturelle d’arrière-fond pour définir le bien et le mal (notre héritage judéo-chrétien). Mais, s’il faut assumer la perte des plus vulnérables, nous ne sortirons pas de cette quête de l’évaluation qui veut savoir si nous avons été assez respectueux .

Nous ne l’assumerons pas, car nous n’en aurons jamais fini de nous rassurer, ou de nous excuser, sur le fait que refusant un confinement, nous avons voulu cette impossible « bonne » décision qui va causer des pertes. Le bien et le mal sont des valeurs. Ils sont quantifiables. Ils ne nous permettent pas de trouver un bien ou un mal absolus (ouf !). Donc ils ne permettent pas d’être en accord jusqu’au bout avec les conséquences de notre refus d’un reconfinement. Devons-nous tout simplement laisser un gouvernement l’assumer seul ? Cela ne sera pas non plus la « bonne » solution pour supporter consciemment cette décision du non-confinement que nous avons voulue en notre fort intérieur humain, collectif et individuel.

L’éthique

Au-delà de l’impossible tranquillité morale : la posture éthique. La solution est peut-être du côté de la posture éthique. Elle n’est pas construite sur des valeurs. C’est une erreur si, dans les milieux professionnels, on confond « éthique » et « morale ».

Il faut bien le comprendre. La posture éthique n’énonce pas des arguments bienveillants pour justifier un choix. Le choix du refus du confinement n’est plus tant à argumenter, qu’à assumer. Il s’agit pour les moins vulnérables de pouvoir vivre avec la connaissance des conséquences connues sur les plus vulnérables !

Laisser les plus faibles partir ?

A quelles conditions peut-on se tenir devant l’autre vulnérable, sans déni des risques de notre souhait sur sa santé à lui ? Il serait trop long de dresser l’histoire philosophique et épistémologique du sens du mot « éthique ». Cependant, on peut au moins dire qu’il est un mot qui désigne pour un être humain, la faculté de se décider à vivre un choix, à la fois avec probité, désintéressement et intégrité. Pour cette raison on parle de posture, d’attitude mentale ou d’état d’esprit éthique. Les trois mots désignés ne doivent pas parler à notre imaginaire. Ils ne conduisent pas du tout à un idéal de la belle personne, ni à l’attitude héroïque, ni à un comportement digne, ni à un altruisme valorisé et consacré au bien d’autrui (quel est le bien pour autrui dans l’acceptation de la perte d’ un « autrui vulnérables « ?).

Comment donc cet état d’esprit éthique, peut nous permettre de porter ce qui est incontournablement l’acceptation de voir les plus faibles partir ? Avec probité, signifie avec droiture « du cœur ». Sans poésie cela signifie reconnaître qu’un raisonnement, le choix d’une direction me parlent malgré leurs travers, ou aussi avec leurs risques sus. Avec désintéressement, signifie que je suis capable d’envisager de vivre durablement certains choix au-delà de mon intérêt singulier, personnel. Avec intégrité, signifie que je reconnais que mon choix, mon raisonnement me parlent sans échappatoire. Aucune des parties de ma personne (ma raison, ma volonté, ma sensibilité, etc) ne s’y oppose. Je ne me réserve donc aucune issue de secours qui consisterait à pouvoir dire, à un moment de culpabilité, qu’une partie de moi s’opposait, luttait contre ce choix.

Être « éthiquement » honnêtes

Notre respect des plus vulnérables c’est d’être éthiquement honnêtes face à eux, plutôt que de chercher à nous protéger des conséquences de notre choix du refus du confinement, en invoquant une morale qui défendrait que le bien est celui de la survie du plus grand nombre. Penser aux plus vulnérables et assumer éthiquement le refus du reconfinement, c’est reconnaître que les conséquences sur ces autres, de ce refus, me reviennent, m’incombent.