Quel engagement à l’autre avec le vaccin ?

Nous sommes partis du masque qui protège l’autre, nous arrivons au vaccin qui déresponsabilise. Il nous appartient de ne pas oublier notre engagement à l’autre.

Protection de soi ou souci de l’autre ?

Distance ou port du masque, nous semblons vivre comme si nous avions le choix entre les deux. Dans un lieu public, si il y a le masque, le respect de la distance semble pour beaucoup inutile. A l’inverse, dans un cabinet, si la distance est imposée, plusieurs personnes demandent à pouvoir retirer « enfin » le masque. La protection ne semble pas être vécue comme un souci, mais davantage comme une obligation. Peut-être même seulement comme une obligation ! Ce qui explique qu’il y ait hâte à lever l’une des deux : le masque ou la distance. Si il y a l’un, je peux lever le pied sur l’autre. Je ne vais pas m’obliger aux deux ! Si la protection était un souci, bien plus qu’une obligation, l’élan à cumuler les deux serait visible.

La frontière de l’obligation

D’où vient que la protection n’a pas pu être appréhendée au-delà de la frontière de l’obligation ? C’est une question que nous pouvons nous poser aujourd’hui. Il est encore difficile de vivre les limites imposées à nos vies. Pourtant nous avons à l’esprit la fervente motivation de participer à la protection de la vie de chacun. Mais nous ne souhaitons toujours pas ces gestes barrières. Nous devrions tendre vers eux comme un bien, pour soi, pour les autres. Mais nous continuons à vivre des horaires pénibles, des règles pénibles, etc. Mais maintenant nous nous proposons de réfléchir à la faible teneur du souci de notre protection. Ce qui est différent.

Confort de vie

Nous sommes intéressés au confort de nos vies. Nous savons également que la première condition de ce confort est la santé de nous-mêmes. Elle seule peut permettre à chacun de conserver sa capacité à travailler, en vue d’une liberté économique ou d’un apprentissage. Libertés qui elles-mêmes rendent possible ce que nous voulons d’autre, de plus, dans nos vies. Le problème, paradoxalement, viendrait-il du fait que nous ne nous sentons pas en danger ? Il y a toujours un décalage entre la surabondance d’informations qui invitent à une vigilance endurante, et le vécu quotidien d’un hypothétique danger du virus. Peut-être même, parler de danger autour du virus semble-t-il, à beaucoup, exagéré ? C’est cet angle de vue que nous pouvons maintenant questionner !

Qui le masque protège-t-il ?

Le masque chirurgical ne nous protège jamais, il ne protège que l’autre. Le masque fait-maison ne protège pas. Or à l’évidence on utilise communément ces deux sortes.

Ceux et celles qui les portent sont-ils désintéressés de leur santé ? Acceptent-ils d’être exposés ? Ne se sentent-ils pas exposés ? Se sentent-ils protégés ? Sont-ils piégés par les sensations immédiates causées par le masque ?

Le masque est vécu immédiatement comme écran entre nous et le monde extérieur. Il donne cette impression d’être empêché, retenu, bloqué derrière lui et de ce fait « protégé derrière lui ».

Bien sûr ne pas pouvoir respirer ou parler librement n’a jamais protégé quiconque. Seulement, notre esprit associe la sensation d’un écran à quelque chose qui nous sépare de la réalité. Cette réalité se tient hors de nous et le virus en fait partie. Cela revient à dire que nous sommes dupés par la sensation d’écran que nous donne le masque. Et cette sensation peut aller jusqu’à nous faire oublier que le masque chirurgical ne nous protège pas du virus à l’extérieur de nous. Il ne protège que l’autre et il ne le protège que du virus qui peut être en nous. Nous ne sommes protégés que par le masque de l’autre. Et par la distance que nous nous imposons qui complète cette sécurité que le masque ne peut pas donner parfaitement.

Qui le vaccin protège-t-il ?

Si nous avons peut-être méconnu que le masque nous invitait à protéger l’autre plus que nous-mêmes, sommes-nous dans le même paradoxe avec le vaccin ? Bon nombre ont choisi le vaccin pour sortir, pour reprendre une vie normale, pour retrouver à nouveau les relations sociales et les proches.

Avec le vaccin, pensons-nous être protégés du virus qui passerait par l’autre ? Ou pensons-nous protéger l’autre de la contagion ?

Lui non plus ne nous assure pas de ne pas être touché par le virus, il ne nous en protège pas. Il stoppe l’entrée du virus dans nos poumons, mais il n’empêche pas l’entrée du virus dans notre corps par les voies aériennes. Donc, si l’on tousse, on peut contaminer autrui et il peut nous contaminer de la même façon. L’évolution est simple : nous sommes partis du masque qui protège l’autre et nous arrivons au vaccin qui nous déresponsabilise de la protection de l’autre.

Et demain ?

Alors que va-t-il en être, demain, de notre assiduité à garder les distances pour sauver l’autre dont nous ne saurons pas s’il est ou non vacciné ? Même si nous nous vaccinions tous, quelque chose d’important risque de disparaitre !

Quelque chose que le masque nous a fait découvrir et que nous devons rapidement comprendre, afin de le garder consciemment à l’esprit, avant que nous tombions dans la réification. La réification désignant la perception qui transforme le vivant, notamment l’être humain et ses pratiques, en ce qu’il n’est pas, en « un existant réduit à ce que j’imagine en connaître ». Cette réification que nous ferions si nous disions par exemple : « l’autre est un autre moi-même, juste un alter ego », « il doit certainement être vacciné, tout comme moi », ou bien « l’autre n’a qu’à se vacciner, comme je le fais ! », « je n’ai pas à faire attention à lui, car il peut essayer de se protéger comme je le fais ! ».

Et l’autre ?

Si le vaccin nous entraîne à ne plus nous soucier d’autrui, alors nous allons nous méprendre sur la nature d’autrui et sur son poids dans nos vies. E. Lévinas* dans ses ouvrages nous rappelle que « se vivre responsable de l’autre inconnu », de l’autre que l’on croise, est fondamental pour éviter de tomber dans cette réduction de l’autre à un autre moi-même.

Si je considère que je peux cesser de protéger l’autre parce qu’il serait à même de se vacciner lui aussi, alors je le considère seulement comme interchangeable avec moi. Je le considère comme un ensemble de comportements réciproques, son extériorité à moi n’est que spatiale : il n’est plus fondamentalement autre que moi. Je le réduis à un objet bien saisi, bien compris, il est seulement une copie de moi-même, une petite symétrie.

Si nous perdons de vue que l’autre est avant tout, fondamentalement, « ce que je ne suis pas », alors nous entretiendrons ce malaise au fond de nous, voire cette anxiété, qui se révèle de manière si flagrante dans l’insomnie. Dans l’insomnie, nous avons le sentiment de penser comme si nous étions enfermés seul avec nous-mêmes. Seulement avec soi, sans pouvoir sortir de nos pensées, car l’autre ne peut pas nous en extraire, tellement il semble loin moins existant que nous. Dans l’insomnie, il y a l’expérience d’un« exister seul » sans fin.

La solitude

Dans cette expérience, nous rappelle Lévinas*, nous ressentons la solitude de l’enfermement si il n’y a plus d’autre radicalement différent de nous et c’est grâce au lever du jour, que nous associons au réveil des autres, ouvrant sur un devenir avec eux (que nous n’aurions pas avec nous-mêmes), que nous sortons de notre solitude trop présente et trop pesante.

Alors dans cette campagne de vaccinations, que nous y adhérions ou pas, n’oublions pas que les autres, inconnus ou familiers, ne sont pas réductibles à une image de nous-mêmes et que cette bonne nouvelle qui est un rempart contre la solitude, doit être entretenue dans notre esprit par « l’intention de protection » que nous pouvons continuer à leur accorde

*E. Lévinas : « Le temps et l’autre »

N.B. : voir aussi « La relation à l’autre avec le masque«