Les limites liées au Covid finalement nous humanisent !

Pour ce quatorzième traité, la psychanalyste clinicienne saumuroise pose la question de la manière dont nous abordons les limites que nous impose la crise sanitaire.

Nous imputons notre morosité ambiante aux limites qui nous empêchent de faire de nombreuses choses. « Avec le contexte actuel, cela n’aide pas, nous ne pouvons plus rien faire !», entendons-nous très souvent de notre part et autour de nous. Nous parlons alors de la limite horaire, de la limite du nombre de personnes avec qui nous pouvons déjeuner, de la limite des mètres entre deux voisins qui veulent se parler, de la limite du nombre de personnes dans un espace fermé, etc. Pourtant, ce ne sont pas des limites qui nous demandent des efforts physiques. Par ailleurs il n’y a pas une liste importante de limites dont il faut se souvenir. De plus nous avons eu plusieurs mois pour nous y habituer et nous savons que nous pouvons très facilement devenir des êtres d’habitudes. N’est-ce donc pas un peu illogique, déroutant, voire étrange, que ces limites nous soient de plus en plus pénibles ?

L’empêchement lié aux limites

En réalité, les limites ne nous empêchent que d’une chose : faire ce que l’on veut ! Elles ne sont pénibles que si l’on pose comme important le fait de vouloir faire ce que l’on veut. Faire ce que l’on veut c’est voir ceux que l’on veut pour passer un moment agréable, c’est prendre le temps que l’on veut, c’est faire les activités déresponsabilisantes (non professionnelles) que l’on veut pour ressentir comme on le veut de l’agrément sans contrainte, etc. Nous regorgeons d’exemples. Finalement, les limites nous les pensons seulement à l’aune de ce que nous avons envie de vivre, à l’aune de nos désirs, de ce que nous appelons nos besoins, bien qu’il ne s’agisse là ni de manger ni de dormir, ni au sens strict de santé physique. Le sport que requiert notre santé, nous pouvons en faire dans les limites horaires. Notre santé se contenterait tout à fait d’un jogging dans un lieu public aux heures autorisées quand nous ne travaillons pas. En effet, nous maugréons les limites pour une autre raison que celle vitale, parce qu’elles nous empêchent de retrouver une salle de sports et que nous aimons bien mieux faire du sport à cette condition. Ce ne sont donc pas réellement des besoins dont nous parlons lorsque nous fustigeons les limites. Nous parlons de nos désirs tels que nous les vivons, subjectivement, comme si ils appartenaient à l’ordre des pulsions. Combien veulent à tout prix ôter leur masque simplement parce qu’ils en ont envie, rentrer dans ce commerce et braver la règle des deux personnes autorisées parce qu’ils en ont l’envie ? C’est presque irrépressible au point d’ironiser sur celui/celle qui s’y adapte plus facilement. « Il ne faut pas psychoter tout de même ! » entendons-nous à la place du compliment pour celui qui respecte la règle !!!!

La limite, une habitude ?

Si nous n’avons toujours pas intégré ces limites comme de simples habitudes à prendre, si nous n’avons même pas pu en faire de simples automatismes inconscients comme ceux que nous avons en prenant notre voiture, c’est qu’elles viennent questionner, heurter, notre « monarchie personnelle ». Les limites constituent une chance extraordinaire de nous rendre compte que nous sommes très souvent un sujet enfermé sur lui-même, un sujet replié sur lui-même. Elles nous indiquent que « Nous avons cessé de nous reconnaitre dans l’obligation de vivre pour autre chose que nous-mêmes » (Cf. De l’égalité par défaut, BENETON, 1997). Les limites ne nous sont pénibles que parce qu’elles nous rappellent que nous avions pris l’habitude jusque-là de nous arranger autour de la satisfaction de nos désirs.

Le bien pour tous ou pour soi

Regardons-y de plus près, saisissons cette chance qu’elles nous offrent. Le règne de notre subjectivité que nous entretenions jusqu’alors, est-il si merveilleux ? Qu’est-ce qu’il y a dans cette intériorité qui voudrait faire ce qu’elle veut ? Juste un sujet fragmenté ! Juste un sujet qui veut ceci puis cela, puis ceci, puis cela. Bien avant la COVID, Jean-François MATTEI avait rappelé ce risque dans la Barbarie intérieure, risque déjà dénoncé des années auparavant par Hannah ARENDT dans la Condition de l’homme moderne. Si on la laisse à elle-même, la tendance naturelle de la subjectivité est de se retirer hors de ce lieu commun qui aujourd’hui est signifié par les limites, celles qui ont pour fin la protection de tous.
La subjectivité a cette pente naturelle à se replier sur une conscience de soi vide, sans adhésion et sans adhérence au monde extérieur. Alors qu’au contraire, c’est de ce monde extérieur dont dépend notre (sa) dignité humaine. Le sujet aliéné à ses propres peurs et à ses propres caprices ne peut pas parvenir à développer son humanité. Selon H.ARENDT il ne témoignera que d’un « déficit ontologique », c’est-à-dire d’un déficit d’être : il ne saura plus penser, voir, comprendre la notion d’un Bien pour tous, d’un Bien supérieur à lui. Il ne pourra pas s’humaniser tout seul, sans ce monde extérieur qui donne du sens à ses actes. Car c’est bien cette vie à l’extérieur, cette vie dans « la Cité », cette vie avec les autres non familiers, les autres qui n’appartiennent pas à notre sphère privée, qui constitue l’horizon qui peut donner du sens à notre humanité. Sans cette place publique, les subjectivités rétrécissent leurs vies à un repliement égoïste sur elles-mêmes. Si un sujet ne souhaite plus se tirer vers le haut, au-dessus de ses désirs et ses craintes, alors « le sujet devient étranger à tout ce qui n’est pas soi comme si ses yeux s’étaient retournés dans leurs orbites pour ne plus regarder que leurs propres cavités » (Cf . La Barbarie intérieure, La complainte de l’homme creux).

La limite pour humaniser nos actes

Il en résulte de cette compréhension, deux choses importantes. La première est qu’il nous faut comprendre comment nous fonctionnons. Ce dont nous avons envie, voire très fortement envie, de faire et de vivre, ne constitue pas nécessairement un bien pour nous et encore moins un bien pour autrui. Nous faisons une erreur en confondant « l’intime » avec « le justifié » et faisons ainsi de l’intime un « ayant-droit ». Nous pencher sur notre passé avec un tiers qui a les clés pour nous éclairer sur ce qui a été déterminant pour nous amener à être la personne que nous sommes aujourd’hui (celle qui a des envies, des peurs, des colères, des désirs impatients, des manques qui appellent une satisfaction, etc.), nous permet de comprendre que les ressentis intimes, forts, qui s’expriment en nous, puis hors de nous, ont une histoire. Cette histoire personnelle ne nous a jamais fait la promesse de nous rendre justes envers les autres et encore moins de nous conduire assurément vers des comportements et des desseins systématiquement bons pour nous-mêmes.
La seconde, est qu’il nous faut garder à l’esprit, comme nous le rappelle Roger POL DROIT, que les règles ou les limites, nous structurent en nous encourageant à éviter notre enfermement sur nous-mêmes. Il est urgent de redonner une signification aux limites et ainsi comprendre que fondamentalement elles ne sont pas là pour nous priver, mais pour nous conduire à entrainer notre capacité à être Homme, celle-ci ne pouvant s’inscrire qu’au-delà d’une liberté trop personnelle. En effet, la revendication d’une liberté trop personnelle en déréalise le monde extérieur en lui ôtant son sens. Son sens étant de nous permettre d’humaniser nos actes, de nous permettre de rencontrer sur notre route des expériences collectives diverses qui vont faire naitre en nous des Idées [note de bas de page : « D’où vient que notre vie ne se fragmente pas en une simple succession d’évènements sans lien, mais se déploie comme sur une scène unitaire ? Le rapport humain à la totalité vient de l’Idée (…) » Cf. Liberté et sacrifice. Ecrits politiques. PATOCKA, 1990 ], des enjeux, qui pourront unifier les différents aspects de notre personnalité autour d’un Bien plus grand que nous à poursuivre. Celui-ci nous rendant le service de nous détourner du chaos des exigences pulsionnelles qui se succèdent seulement et ne mènent à rien de plus que l’enfermement sur soi-même du sujet qui a droit à tout. « reconnaitre nos égards envers nos semblables » (Cf. L’Illiade ou le poème de la force, Simone WEIL) est une Idée possible. Il y en a certainement d’autres…