Quel est le temps réel de la pandémie ? Subjectif ?

Pour ce seizième traité (1), la psychanalyste clinicienne saumuroise se pose la question de durée relative du temps de la pandémie et des conséquences qu’elle aura, quand cela sera terminé sur tous, jeunes et moins jeunes.

Objectif ou subjectif ?

La vaccination est en cours afin de protéger nos anciens et les personnes les plus vulnérables dans leur santé. Nous vivons donc l’évènement de la pandémie en temps réel. Celle-ci est apparue comme un évènement au sens conceptuel, c’est-à-dire comme quelque chose qui surgit, fait irruption, un « moment » exceptionnel qui vient arrêter le déroulement organisé de nos vies d’avant. La pandémie depuis son apparition semble en effet être restée avant tout l’urgence vitale, cet évènement qu’est la menace qui plane sur la vie des uns et des autres. Une urgence vitale qui fait effraction dans notre organisation collective d’avant, non pas seulement parce que le virus peut être un danger de mort, mais parce que ce danger de mort, pour ceux qui, consciemment en supportent l’idée, est une menace généralisée; Or nous n’imaginions pas un danger collectif sur nos vies.

La vie menacée

Ce qui est à remarquer à présent, c’est que nous ne semblons pas sortir du temps réel de cet évènement ou urgence vitale. Vivre le temps réel de cette menace, c’est être dans cette conscience que la vie n’est pas un fait qui perdure. Auparavant, dans leurs quotidiens, nombreuses étaient les personnes qui vivaient avec cette idée que leur « être en vie » était un fait, une donnée assurée jusqu’au soir et encore après, et bien plus loin, et pendant des années… Le temps réel de l’évènement de la pandémie nous fait au moins ressentir intuitivement (pour les plus résistants à l’accepter) que non ! Notre vie nous apparait enfin dans ce qu’elle est : le risque du basculement dans son contraire. Ce cœur qui pourrait s’arrêter. C’est ce que nous avons vécu lorsque nous avons pris connaissance devant un reportage des conditions de lutte et de survie des malades hospitalisés. On a saisi au moment même, en direct, que la vie n’est pas un fait (une donnée qui va rester), qu’elle est essentiellement une condition menacée sans cesse par son interruption. C’est ce temps réel de la menace à l’encontre de nos vies dont nous avons déjà fait l’expérience quand les médias nous ont permis d’être témoins en direct d’un avion qui rentre dans une tour ou d’une petite fille qui s’éteint lentement faute de pouvoir être secourue.

La durée subjective

Depuis, nous ne vivons que la généralisation de ce présent du danger (la maladie qui s’étend plus vite que nos moyens de la guérir), nous ne vivons que l’exceptionnel du temps réel du virus menaçant, une extension de l’urgence, car nous n’envisagions pas nos vies si fragiles. Nous les imaginions parties pour plusieurs années comme si cela allait de soi. La prise de conscience exceptionnelle que notre vie peut s’arrêter plus tôt que prévu, nous amène au vaccin. Mais nous oublions peut-être qu’il y a d’autres dimensions du temps dans la pandémie. Il n’y pas que la durée réelle de la vie qui peut basculer en son contraire. Il y a aussi « la durée subjective » de cette impression d’être tous interdits d’actions (à moins de ne pas respecter les règles de protection qui nous sont demandées). Tout peut arriver, le virus peut être ici ou là, donc « on ne peut rien faire » entendons-nous autour de nous. A ce moment-là nous ne vivons pas le danger réel du basculement de la vie en son contraire, mais nous vivons l’incertitude de ne pas en voir la fin : nous vivons dans l’instant. Le virus actuel, quelles que soient ses formes, déclenche une maladie « critique » qui dure. Une maladie dite « critique » est le contraire de celle dite « chronique », car elle ne parvient pas à devenir «contenue, encerclée, limitée dans ses effets graves (des morts évitables en principes, mais inévitables en fait).

Les limites du possible

C’est alors une conscience subjective douloureuse du temps que nous avons de la pandémie : cela n’en finit pas. Ici notre incertitude porte sur le savoir, sur ce que l’on sait ou pas de ce qui nous arrive. C’est le rapport au monde et le rapport entre les êtres humains qui sont affectés. Toute société est fondée sur le partage humain de l’action et de la confiance dans l’avenir, la promesse d’un avenir non pas idéal ou heureux, mais un avenir où chacun pourra trouver le moyen d’avancer. Par conséquent, l’expérience subjective douloureuse de ce temps où nous avons l’impression de ne rien pouvoir faire, comme un instant qui s’éternise (dans la conscience de l’instant on est dans l’attente de ce qui va suivre) est donc bien plus profond que seulement l’impossibilité de sortir à 10 km pour retrouver ses amis, ou l’impossibilité de s’apaiser en allant au restaurant, au cinéma… La certitude subjective partagée par beaucoup, cette certitude de l’impossibilité de « faire », est l’indice de quelque chose de plus fondamental ; à savoir que la priorisation des urgences médicales méconnait l’urgence de « ceux en devenir », les plus jeunes. Urgence qui elle relève d’un autre temps : celui chez chaque individu de la conscience personnelle de ses efforts pour aboutir à un résultat. Le temps crucial de se voir avancer dans ses tentatives, le temps nécessaire de se voir, en actes, progresser par soi-même, créer par soi-même ses propres tentatives ou expériences.

Besoin de temps

Ce sont concrètement les écoliers qui ont besoin de temps, les apprentis, les étudiants qui ont besoin de temps, les jeunes professionnels en formations qui ont besoin du temps du stage et ce temps n’est pas le temps réel de l’évènement qu’est la maladie. Si le vaccin qui secourt les plus vulnérables débouche sur un carnet de vaccination qui autorise les personnes vaccinées à accéder à certains lieux, ce ne sont pas ceux en devenir qui y accèderont. Leurs efforts vont donc buter, inefficaces, devant l’absence d’un carnet de vaccination pour eux, puisqu’ils ne sont pas assez vulnérables pour obtenir un vaccin.

Que restera-t-il de la période pour eux ?

Comment vont-ils vivre alors cette inversion des priorités ? Ils la comprendront, puisque l’on peut l’expliquer, mais comment la vivre sans fracture sociale entre générations ? Le carnet de santé n’est que l’illustration la plus proche, mais d’autres illustrations vont venir à jour immédiatement après : la formation des apprentis trop interrompue pour qu’ils se sentent à la hauteur, les diplômes des étudiants dont bon nombre commencent à pressentir qu’ils leur seront donnés et qu’ils ne représenteront ni un parcourt de l’effort ni la validation d’un savoir. Que dire des écoliers et collégiens qui avaient surtout besoin d’interruption des exercices des enseignements pour avoir une chance de résorber, ou tout au moins de diminuer, leurs difficultés d’apprentissage ? Des régressions pour ceux qui devaient s’inscrire dans le temps subjectif de leur progression nécessaire.

Aider à comprendre

Il ne s’agit pas de remettre en cause ce qui ne peut l’être, à savoir l’engagement d’une société civile et politique à secourir ceux pris dans le temps réel de la pandémie. En revanche il faut sans doute, dès à présent, réfléchir dans nos foyers, à présenter à « ceux en devenir » une attention commune comme fondement fort des obligations politiques et du contrat social, afin de leur permettre de supporter les conséquences qui vont jouer sur leurs avenirs en limitant leurs possibles. Il serait certainement très dangereux de ne pas quitter des yeux le temps réel de la pandémie et d’ignorer ainsi le risque de l’apparition d’une nouvelle opposition : celle de la cause des plus vulnérables contre celle de ceux à qui on demande la lourde tâche de prendre la relève en rendant presque impossibles les conditions de leurs efforts…

Éviter l’amertume envers l’autre

Les psychanalystes formés le savent, l’expression « thérapie analytique » renvoie à l’effort de repasser par le temps réel d’un évènement passé douloureux, pour le revivre autrement (et modifier la perception affective de ses conséquences ) grâce à un autre usage de cet évènement dans les relations au monde et aux autres. La noblesse du champ politique résidant avant tout dans la recherche d’un fondement collectif de l’attention à l’autre et aux autres, pour aller au-delà du seul principe égalitaire par défaut, formel et intenable (la juste priorité accordée aux plus vulnérables une fois de plus), ces notions vont peut-être ressurgir prochainement dans l’information publique . Mais c’est à chacun de nous, concrètement, d’y former nos plus jeunes pour que leur future amertume prenne un autre sens…